Percer les secrets de la matière et de l’énergie noires

Une matière invisible, au moins cinq fois plus abondante que la matière ordinaire dans l’Univers…  Une énergie qui compose 70 % de la densité d’énergie l’Univers mais de nature inconnue… Bien que plusieurs indices penchent en faveur de leur existence, quand elles sont noires, la matière et l’énergie demeurent un vrai mystère. Voici quelques points d’éclaircissement.

Vue d'artiste de la formation d'un amas de galaxies.

Vue d’artiste de la formation d’un amas galactique au sein de l’Univers jeune.
Crédit : ESO/M. Kornmesser

La matière noire, cette étrange substance

La matière noire (ou matière sombre) concept imaginé pour s’accorder avec certaines observations astrophysiques qui ne s’expliquent pas avec la théorie de la relativité générale, intrigue. La présence de cette substance non-lumineuse permettrait notamment d’appuyer les hypothèses sur l’origine et la masse des galaxies, amas de galaxies et superamas, ainsi que les fluctuations du fonds diffus cosmologique, ce rayonnement fossile émis environ 380 000 ans après le Big Bang.

Mais la matière sombre, de nature toujours inconnue depuis son introduction dans la communauté scientifique dans les années 1970, soulève presque autant de mystères qu’elle n’en élucide. De quoi est-elle constituée? Peut-on la voir? Comment se comporte-t-elle?… Beaucoup de questions, une seule certitude, plusieurs indices penchent en faveur de son existence.

Les indices en faveur de la matière sombre

Dans les modèles cosmologiques actuels, la matière existerait sous deux formes. D’abord la matière dite ordinaire, lumineuse ou baryonique, composée des particules élémentaires proton, neutron et électron. Et la matière noire non-baryonique, qui n’interagit avec le reste des composants de l’Univers qu’à travers la force de gravitation. En effet, les scientifiques ont présumé l’existence de la matière sombre à partir des effets gravitationnels que celle-ci semble avoir sur la matière ordinaire voisine.

Tout d’abord, on observe que les galaxies tournent si vite sur elles-mêmes que la gravité produite par les étoiles et autres objets célestes qu’elles contiennent n’est en théorie pas suffisante pour les faire se tenir d’un seul bloc. En effet, les étoiles situées à la périhérie des galaxies se déplacent aussi vite que celles proches du centre. Une vitesse si énrome donc, qu’en raison de la force centrifuge, les étoiles de la périphérie auraient déjà dû être éjectées, et donc les galaxies se « disloquer ».

Galaxie M31 vue par l'astrophotographe Sébastien Gozé.

La matière noire permet d’expliquer que les galaxies ne se disloquent pas. Crédit : Sébastien Gozé, concours photo Stelvision

De plus, la plupart des galaxies sont regroupées en amas – pouvant chacun en contenir des milliers – auxquels elles sont liées gravitationnellement : l’ensemble de l’amas attire et retient chacune des galaxies. Mais même problème, les galaxies se déplacent si vite au sein d’un amas qu’elles auraient déjà dû s’éloigner les unes des autres. En outre, peu importe la méthode de calcul utilisée, la masse d’un amas de galaxies apparaît toujours supérieure à la somme des masses des galaxies et du gaz qu’il contient.

Zone centrale de l'amas de galaxies Abell 1689. Des centaines de galaxies apparaissent en couleur jaune sur fonds noir avec au centre de l'image un halo violet.

Zone centrale de l’amas de galaxies Abell 1689. Crédits : NASA/ESA/JPL-Caltech/Yale/CNRS

Par conséquent, les amas de galaxies contiendraient une grande quantité de masse sous une autre forme : la matière noire. Cet élément invisible, que nous n’avons pas encore détecté directement, produirait le surplus de gravité nécessaire pour maintenir ensemble galaxies et amas de galaxies.

Répartition et composition de la matière noire

La matière noire n’est pas sensible à la force électromagnétique. Elle ne peut donc absorber, refléter, ni émettre de lumière. Elle est ainsi un véritable casse-tête à détecter et à quantifier.

Les agences spatiales ont toutefois pu estimer la proportion de matière sombre dans l’Univers. Il serait constitué de 24 % à 27 % de matière noire et entre 4 % et 5 % de matière ordinaire, seulement ! Ainsi, la majorité de la masse des galaxies et des amas de galaxies se trouverait sous forme invisible, près de 90 % dans le cas des amas avec jusqu’à 30 fois plus de matière noire que de matière ordinaire.

En outre, les vitesses de rotation des étoiles et des galaxies dans les amas ont permis de déduire la répartition de la matière sombre dans l’Univers. Une grande quantité se trouve dans les galaxies, pas dans le disque galactique mais sous forme d’un halo englobant chaque galaxie. Ces halos seraient très étendus, bien au-delà des étoiles les plus éloignées du centre des galaxies. Si bien qu’en fonction de la distance séparant deux galaxies, leurs halos de matière noire pourraient n’en former qu’un seul.

Quelle nature pour la matière noire?

Il existe deux hypothèses sur la nature de la matière noire. Elle pourrait être chaude, si les particules qui la composent se déplacent à grandes vitesses – proches de la vitesse de la lumière – ou froide, dans le cas de particules plus massives et plus lentes. La Hot Dark Matter (HDM) pourrait être constituée de neutrinos, des particules élémentaires électriquement neutres et de très faible masse, et d’autres particules exotiques. La Cold Dark Matter (CDM) pourrait quant à elle contenir des Weakly interacting massive particles (Wimps), particules massives qui interagiraient faiblement avec la matière ordinaire; ainsi que des Massive compact halo objects (Machos), des objets denses pouvant errer dans le halo des galaxies.

Galaxie spirale de l'aiguille, vue par la tranche de son disque fin.

Galaxie de l’aiguille. Crédit : Aurélien Lepanot, concours photo Stelvision

Dans la théorie de la matière noire chaude, la très grande vitesse des particules empêche la formation de petites structures, typiquement plus petites qu’un superamas de galaxies. Ainsi, dans l’histoire de l’Univers, les superamas de galaxies se seraient formés en premier, se fragmentant ensuite en amas de galaxies, puis en galaxies et ainsi de suite.

À l’inverse, dans le modèle CDM, la matière ordinaire se serait regroupée pour d’abord former de petites galaxies (à partir de nuages de gaz), qui se seraient ensuite progressivement agglutinées pour constituer des galaxies plus grosses, des amas puis des superamas. C’est aujourd’hui le modèle de matière noire froide qui remporte le plus de suffrages.

En effet, les particules qui composent la matière noire doivent être assez massives pour justifier les effets observés qu’on lui impute. De plus, beaucoup d’amas de galaxies observés ne sont pas en équilibre dynamique stable. Les galaxies, elles, le sont. Ceci laisse donc penser que les galaxies se sont formées en premier, ont eu le temps d’atteindre l’équilibre dynamique, tandis que dans les amas apparus ensuite, ce processus est toujours à l’oeuvre.

Malgré une incertitude majeure quant à la nature de la matière noire, les astrophysiciens ont tout de même réussi à déterminer sa répartition dans l’espace. En 2007, grâce au programme d’observation Cosmological evolution survey (Cosmos), une équipe internationale de 70 scientifiques a en effet présenté la toute première carte de la répartition de la matière visible et de la matière invisible.

Deux images en couleur bleu à droite (matière noire) et en couleur rouge à gauche (matière ordinaire) sur une même région de l'Univers.

Matière noire (en bleu à gauche) et matière visible (en rouge à droite) d’une même région de l’Univers. Crédit : Nasa/R. Massey

Comme on peut le voir sur les images ci-dessus, les zones riches en matière noire (à gauche) et en matière visible (à droite) se superposent grossièrement. L’étude Cosmos de dizaines de milliers de galaxies a ainsi fourni une des meilleures preuves que la matière ordinaire composée de galaxies et gaz, s’accumule dans les régions les plus denses en matière noire.

Et l’énergie noire dans tout ça?

L’énergie noire (ou énergie sombre) constituerait environ 70 % de la densité d’énergie de l’Univers et semble être associée au vide de l’espace. Cette forme d’énergie de nature inconnue, à la pression négative et emplissant uniformément tout l’Univers – contrairement à la matière noire – serait l’équivalent d’une force gravitationnelle répulsive. L’énergie noire posséderait ainsi un effet global sur l’Univers, qui tendrait à accélérer son expansion.

En effet, on sait depuis le début du XXe siècle, notamment grâce aux observations de l’astronome américain Edwin Hubble, que l’Univers est en expansion. C’est-à-dire que les galaxies s’éloignent les unes des autres, comme énoncé par la « loi de Hubble », à une vitesse approximativement proportionnelle à leur distance. Plus une galaxie se trouve loin de la Terre, plus elle semble s’éloigner rapidement. Ce phénomène vérifie la théorie de la relativité générale d’Einstein.

Or en 1998, deux équipes de chercheurs découvrent que non seulement l’Univers serait en expansion, mais en expansion accélérée ! Malheureusement, cette accélération ne colle pas avec la relativité générale. Elle ne peut s’expliquer qu’en introduisant une forme hypothétique et inhabituelle d’énergie : l’énergie noire.

Camembert représentant (pour la Nasa) les proportions d'énergie noire (71,4%), de matière noire (24%) et d'atomes (4,6%) dans l'Univers.

Répartition de la densité d’énergie de l’Univers pour la Nasa : 71,4 % d’énergie noire, 24 % de matière noire et 4,6 % d’atomes. Crédit : NASA/WMAP Science Team

 

Camembert représentant les proportions (pour l'Esa) d'énergie noire (68,3%), de matière noire (26,8%) et d'atomes (4,9%) dans l'Univers.

Répartition de la densité d’énergie de l’Univers par le satellite européen Planck : 68,3 % d’énergie noire, 26,8 % de matière noire et 4,9 % d’atomes (matière ordinaire). Crédit : Esa

Et si la matière et l’énergie noires n’existaient pas?

Une matière sensible à la gravitation, insensible à l’interaction électromagnétique et composée de particules suffisamment massives pour interagir avec la matière ordinaire mais toujours inconnues… Une énergie qui représente la majorité de la densité d’énergie de l’Univers mais dont on ne sait rien… Pas étonnant que le doute s’installe quant à l’existence de la matière et de l’énergie sombres.

Tout d’abord, des résultats publiés en novembre 2017 par le laboratoire de physique des particules du Gran Sasso (Italie) et une équipe chinoise, semblent largement compromettre le modèle des Wimps, et donc la théorie de la matière noire froide, qui fait aujourd’hui consensus au sein de la communauté scientifique.

En outre, déjà en 1983, le physicien israélien Mordecai Milgrom proposait une théorie selon laquelle la matière noire n’existe pas, car l’hypothèse de son existence serait due à une méconnaissance partielle des lois de la gravité. Baptisée Modified newtonian dynamics (Mond), la théorie stipule que les mouvements d’un corps dans l’Univers ne dépendent pas seulement de la masse de ce corps, mais également de l’attraction gravitationnelle de toutes les autres masses du cosmos ! Une petite accélération supplémentaire appelée « effet de champ externe » (EFE).

Dessin représentant l'évolution de la structure de l'Univers depuis le Big Bang jusqu'à nos jours, sur fond noir.

Évolution de la structure de l’Univers depuis le Big Bang. Crédit : Nasa/WMAP_Science_Team

Or, fin 2020, une équipe de physiciens théoriciens publie une étude qui appuie cette idée dans la revue scientifique à comité de lecture The Astrophysicial Journal. Les scientifiques ont recherché le fameux EFE dans les 153 galaxies du relevé SPARC réalisé par le télescope spatial Spitzer. Et ils l’ont trouvé ! « Nous détectons définitivement l’effet de champ externe. C’est une prédiction unique de Mond et il n’y a rien à propos de la matière noire qui aurait le même effet. Que cela remette en question l’existence de la matière noire ? C’est en tout cas une question que les personnes sérieuses doivent envisager« , confiait alors Stacy McGaugh, physicienne à l’université américiaine Case Western Reserve et co-signataire de l’étude. 

A noter cependant que la théorie Mond ne permet pas de se débarrasser de l’énergie sombre…. Une piste qui reste donc ouverte, et qui laisse le champ libre au développement d’autres théories « anti matière noire », ainsi qu’à de futures détections de la substance. Les physiciens du monde entier continuent de traquer la matière noire, dans l’espace et sur Terre, grâce à des accélérateurs de particules et des détecteurs de plus en plus performants. Qui sait, c’est peut-être pour bientôt.